12/05/2013
Lire les classiques - Sully Prudhomme
Sully Prudhomme
merci à José M
Sans bruit, sous le miroir des lacs profonds et calmes,Le cygne chasse l'onde avec ses larges palmes,Et glisse. Le duvet de ses flancs est pareilA des neiges d'avril qui croulent au soleil;Mais, ferme et d'un blanc mat, vibrant sous le zéphire,Sa grande aile l'entraîne ainsi qu'un lent navire.Il dresse son beau col au-dessus des roseaux,Le plonge, le promène allongé sur les eaux,Le courbe gracieux comme un profil d'acanthe,Et cache son bec noir dans sa gorge éclatante.Tantôt le long des pins, séjour d'ombre et de paix,Il serpente, et laissant les herbages épaisTraîner derrière lui comme une chevelure,Il va d'une tardive et languissante allure;La grotte où le poète écoute ce qu'il sent,Et la source qui pleure un éternel absent,Lui plaisent: il y rôde ; une feuille de sauleEn silence tombée effleure son épaule;Tantôt il pousse au large, et, loin du bois obscur,Superbe, gouvernant du côté de l'azur,Il choisit, pour fêter sa blancheur qu'il admire,La place éblouissante où le soleil se mire.Puis, quand les bords de l'eau ne se distinguent plus,A l'heure où toute forme est un spectre confus,Où l'horizon brunit, rayé d'un long trait rouge,Alors que pas un jonc, pas un glaïeul ne bouge,Que les rainettes font dans l'air serein leur bruitEt que la luciole au clair de lune luit,L'oiseau, dans le lac sombre, où sous lui se reflèteLa splendeur d'une nuit lactée et violette,Comme un vase d'argent parmi des diamants,Dort, la tête sous l'aile, entre deux firmaments.Sully Pruhomme, Le cygne, dans: Les solitudes - Poésies (L'Harmattan, 1995)
image: Lugano / Tessin, Suisse (2012)
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10/05/2013
Morceaux choisis - Sylvie Fabre G.
Sylvie Fabre G.
Dans la bibliothèque de ma mèreles livres étaient comme des drapslinge frais ou linceuilils moulaient formes et rêves, vivants et mortsm'enveloppant de silencepour mieux parler les choses innomméesl'azur et l'ombreet les visages, beaux oiseauxqui n'en finissent pas de passersur leurs pages veinées d'encre de sang et d'eau dans la bibliothèque de ma mèrela solitude dessinait un paysage sans horizonun présentoù le coeur avançaitles livres souffleurs d'amour et de douleurcouturaient l'invisibleje m'égarais dans leur végétationau-dedans et au-dehors, mots ouvertshistoire oubliée sous les lilasl'odeur de la vie m'emportait dans la bibliothèque de ma mèreles livres étaient comme des mainsque je promenais sur le mondeque je levais vers le ciel, feu ou videils rendaient toute figure visibletraversant le temps, l'ici et l'ailleurspour retourner à la source dont ils venaientdans la bibliothèque de ma mèrej'étais sans âge et sans demeurela lectrice éternelle, l'étrangère.
Sylvie Fabre G., Dans la bibliothèque de ma mère, dans: Pas d'ici, pas d'ailleurs - Anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines / présentation et choix: Sabine Huynh, Andrée Lacelle, Angèle Paoli, Aurélie Tourniaire / préface: Déborah Heissler (Voix d'Encre, 2012)
image: livresanciens-tarascon.blogspot.com
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06/05/2013
Morceaux choisis - Robert Ganzo
Robert Ganzo
Invente! Il n'est fête perdueau fond de ta mémoire.Invente les noirs béants de ce portail,l'ombre chaude à l'Equateur bue,et la foudre en tes mains reçue,ouverte comme un éventail. Ce cri, qu'il délivre ma vie!Mais avant d'être ainsi ravieà son silence d'autrefois,déjà ma chair pouvait t'entendre,printemps tout en fleurs de chair tendredont quels reflets portaient la voix? Déjà, saisons des mots apprisesdans les chemins de vos rousseurs,dans les glacis de tant d'émaux,et dans les pleurs de vos nuits grises,vous promulgiez - azur et brise -la loi tremblante des ormeaux. Bourgeons enceints de confidences;asiles récents des rameaux...Plus loin que ce temps d'évidencesune autre extase est prisonnièreen un langage de poussièreoù sont allés mourir des mots. Tout crisse en moi.Je me suis pris aux piègesde lueurs mouvantes;et je m'émerveillais des gerbeséclatant partout en semis,quand l'avril qui m'était promiss'en vint avec des douceurs d'herbes. La figue où brûle un feu de lune;l'amande au fond de sa rancune;- il m'a fallu nommer le fruit -la femme enclose dans la mangue...S'il tient des clartés en sa langue,un nom, l'univers est construit. Il m'a fallu nommer le gesteoffert jusqu'à la révérence,ce murmure comme un duvet.Baisers épars d'une Science!Qu'il connaisse une impatience,un mot,et l'amour est défait. Pèse en ton sang le poids d'un rêve;le suc en fête de la sève;ce qui s'ordonne en les débris;les fils cassés des avalanches,ou l'envol de bouquets aux branches,puisque les oiseaux ont fleuri. Parle: et l'air tourne sur lui-mêmehors du jour vide et du chaos;l'air tourne et parle et c'est l'écho qui faitun sanglot du blasphème, une voix de songe expirantau secret d'un cristal suprême. Vos liens sont dénoué, paroles,mes étoiles aux ciels des yeux.L'instant m'interroge et je peux,titubant de pleurer à rire,tenter enfin de dire au mieuxce qui reste à jamais à dire.
Robert Ganzo, Langage, dans: L'oeuvre poétique (Gallimard, 1997)
image: Robert Ganzo (manuelvichganzo.centerblog.net)
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04/05/2013
Morceaux choisis - Patrice de la Tour du Pin
Patrice de la Tour du Pin
Cette odeur sur les pieds de narcisse et de menthe,Parce qu’ils ont foulé dans leur course légèreFraîches écloses, les fleurs des nuits printanières,Remplira tout mon cœur de ses vagues dormantes; Et peut-être très loin sur ses jambes polies,Tremblant de la caresse encor de l’herbe haute,Ce parfum végétal qui monte, lorsque j’ôteTes bas éclaboussés de rosée et de pluie; Jusqu’à cette rancœur du ventre pâle et lisseOù l’ambre et la sueur divinement se mêlentAux pétales séchées au milieu des dentellesQuand sur les pentes d’ombre inerte mes mains glissent, Laurence… Jusqu’aux flux brûlants de ta poitrine,Gonflée et toute crépitante de lumièreHors de la fauve floraison des primevèresOù s’épuisent en vain ma bouche et mes narines, Jusqu’à la senteur lourde de ta chevelure,Éparse sur le sol comme une étoile blonde,Où tu as répandu tous les parfums du mondePour assouvir enfin la soif qui me torture!Patrice de la Tour du Pin, Laurence endormie, dans:Zéno Bianu, Eros émerveillé - Anthologie de la poésie érotique française (coll. Poésie/Gallimard, 2012)
image: stephaniecphoto.ca
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03/05/2013
Lire les classiques - Alphonse de Lamartine
Alphonse de Lamartine
Il est un nom caché dans l'ombre de mon âme, Que j'y lis nuit et jour et qu'aucun oeil n'y voit, Comme un anneau perdu que la main d'une femme Dans l'abîme des mers laissa glisser du doigt. Dans l'arche de mon coeur, qui pour lui seul s'entrouvre, Il dort enseveli sous une clef d'airain; De mystère et de peur mon amour le recouvre, Comme après une fête on referme un écrin. Si vous le demandez, ma lèvre est sans réponse, Mais, tel qu'un talisman formé d'un mot secret,Quand seul avec l'écho ma bouche le prononce, Ma nuit s'ouvre, et dans l'âme un être m'apparaît. En jour éblouissant l'ombre se transfigure;Des rayons, échappés par les fentes des cieux, Colorent de pudeur une blanche figure Sur qui l'ange ébloui n'ose lever les yeux. C'est une vierge enfant, et qui grandit encore; Il pleut sur ce matin des beautés et des jours; De pensée en pensée on voit son âme éclore, Comme son corps charmant de contours en contours. Un éblouissement de jeunesse et de grâce Fascine le regard où son charme est resté. Quand elle fait un pas, on dirait que l'espaceS'éclaire et s'agrandit pour tant de majesté. Dans ses cheveux bronzés jamais le vent ne joue. Dérobant un regard qu'une boucle interrompt, Ils serpentent collés au marbre de sa joue, Jetant l'ombre pensive aux secrets de son front. Son teint calme, et veiné des taches de l'opale, Comme s'il frissonnait avant la passion, Nuance sa fraîcheur des moires d'un lis pâle, Où la bouche a laissé sa moite impression. Sérieuse en naissant jusque dans son sourire,Elle aborde la vie avec recueillement; Son coeur, profond et lourd chaque fois qu'il respire, Soulève avec son sein un poids de sentiment. Soutenant sur sa main sa tête renversée,Et fronçant les sourcils qui couvrent son oeil noir, Elle semble lancer l'éclair de sa pensée Jusqu'à des horizons qu'aucun oeil ne peut voir. Comme au sein de ces nuits sans brumes et sans voiles,Où dans leur profondeur l'oeil surprend les cieux nus,Dans ses beaux yeux d'enfant, firmament plein d'étoiles, Je vois poindre et nager des astres inconnus. Des splendeurs de cette âme un reflet me traverse;Il transforme en Éden ce morne et froid séjour. Le flot mort de mon sang s'accélère, et je berce Des mondes de bonheur sur ces vagues d'amour. - Oh! dites-nous ce nom, ce nom qui fait qu'on aime; Qui laisse sur la lèvre une saveur de miel! - Non, je ne le dis pas sur la terre à moi-même; Je l'emporte au tombeau pour m'embellir le ciel.Alphonse de Lamartine, Un nom, dans: Poésies diverses, précédé de: Méditations poétiques et Nouvelles méditations poétiques (coll. Poésie/Gallimard, 2000)
image: Herbert James Draper, The Gates of Dawn / Detail (arteemtelasaoluis.blogspot.com)
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28/04/2013
Morceaux choisis - Michel Houellebecq
Michel Houellebecq
Ma vie, ma vie, ma très ancienne,Mon premier voeu mal referméMon premier amour infirméIl a fallu que tu reviennes Il a fallu que je connaisseCe que la vie a de meilleur,Quand deux corps jouent de leur bonheurEt sans fin s'unissent et renaissent. Entré en dépendance entièreJe sais le tremblement de l'êtreL'hésitation à disparaîtreLe soleil qui frappe en lisière Et l'amour, où tout est facile,Où tout est donné dans l'instant.Il existe, au milieu du temps,La possibilité d'une île.
Michel Houellebecq, Configuration du dernier rivage (Flammarion, 2013)
image: www.lesinrocks.com
09:13 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature francophone, Morceaux choisis | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |
26/04/2013
Lire les classiques - Victor Hugo
Victor Hugo
Puisque mai tout en fleurs dans les prés nous réclame,Viens! ne te lasse pas de mêler à ton âmeLa campagne, les bois, les ombrages charmants,Les larges clairs de lune au bord des flots dormants,Le sentier qui finit où le chemin commence,Et l'air et le printemps et l'horizon immense,L'horizon que ce monde attache humble et joyeuxComme une lèvre au bas de la robe des cieux!Viens! et que le regard des pudiques étoilesQui tombe sur la terre à travers tant de voiles,Que l'arbre pénétré de parfums et de chants,Que le souffle embrasé de midi dans les champs,Et l'ombre et le soleil et l'onde et la verdure,Et le rayonnement de toute la natureFassent épanouir, comme une double fleur,La beauté sur ton front et l'amour dans ton coeur!
Victor Hugo, Leschants du crépuscule, suivi de: Les Voix intérieures - Les Rayons et les Ombres (coll. Poésie/Gallimard, 2002)
image: Claude Monet, Champ d'avoine et coquelicots (http://lacouleurdesjours.blogspot.ch)
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22/04/2013
Morceaux choisis - René Char
René Char
merci à Anne-Marie GB
la liberté naît, la nuit, n'importe où, dans un trou de mur, sur le passage des vents glacés.
Les étoiles sont acides et vertes en été; l'hiver elles offrent à notre main leur pleine jeunesse mûrie.
Si des dieux précurseurs, aguerris et persuasifs, chassant devant eux le proche passé de leurs actions et de nos besoins conjugués, ne sont plus nos inséparables, pas plus la nature que nous ne leur survivrons.
Tel regard de la terre met au monde des buissons vivifiants au point le plus enflammé. Et nous réciproquement.
Imitant de la chouette la volée feutrée, dans les rêves du sommeil on improvise l'amour, on force la douleur dans l'épouvante, on se meut parcellaire, on rajeunit avec une inlassable témérité.
O ma petite fumée s'élevant sur tout vrai feu, nous sommes les contemporains et le nuage de ceux qui nous aiment!
René Char, La nuit talismanique, dans: Oeuvres complètes (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1983)
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20/04/2013
Lire les classiques - Théophile de Viau
Théophile de Viau
Heureux, tandis qu’il est vivant,Celui qui va toujours suivantLe grand maître de la natureDont il se croit la créature.Il n’envia jamais autrui,Quand tous les plus heureux que luiSe moqueraient de sa misère,Le rire est toute sa colère.Celui-là ne s’éveille pointAussitôt que l’Aurore pointPour venir, des soucis du monde,Importuner la terre et l’onde.Il est toujours plein de loisir,La justice est tout son plaisir,Et, permettant en son envieLes douceurs d’une sainte vie,Il borne son contentementPar la raison tant seulement.L’espoir du gain ne l’importune,En son esprit est sa fortune ;L’éclat des cabinets dorés,Où les princes sont adorés,Lui plaît moins que la face nueDe la campagne ou de la nue.La sottise d’un courtisan,La fatigue d’un artisan,La peine qu’un amant soupire,Lui donne également à rire.Il n’a jamais trop affectéNi les biens ni la pauvreté;Il n’est ni serviteur ni maître,Il n’est rien que ce qu’il veut être.Jésus-Christ est sa seule foi.Tels seront mes amis et moi.Théophile de Viau, Ode, dans: Petite bibliothèque de poésie, coffret hors série de 12 volumes - Choix de André Velter (coll. Poésie/Gallimard et Télérama, 2013)
image: Tiziano Vecelli, Sagesse (http://fr.wahooart.com)
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16/04/2013
Lire les classiques - Arthur Rimbaud
Arthur Rimbaud
Oisive jeunesseA tout asservie,Par délicatesseJ'ai perdu ma vie.Ah! Que le temps vienneOù les coeurs s'éprennent. Je me suis dit: laisse,Et qu'on ne te voie:Et sans la promesseDe plus hautes joies.Que rien ne t'arrête,Auguste retraite. J'ai tant fait patienceQu'à jamais j'oublie;Craintes et souffrancesAux cieux sont parties.Et la soif malsaineObscurcit mes veines. Ainsi la prairieA l'oubli livrée,Grandie, et fleurieD'encens et d'ivraiesAu bourdon faroucheDe cent sales mouches. Ah! Mille veuvagesDe la si pauvre âmeQui n'a que l'imageDe la Notre-Dame!Est-ce que l'on prieLa Vierge Marie? Oisive jeunesseA tout asservie,Par délicatesseJ'ai perdu ma vie.Ah! Que le temps vienneOù les coeurs s'éprennent!
Arthur Rimbaud, Oeuvres complètes (coll. GF/Flammarion, 2010)
image: Caspar David Friedrich, Chalk Cliffs on Rügen / 1830 (bartongalleries.com)
23:17 Écrit par Claude Amstutz dans Lire les classiques, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature; poésie; anthologie; livres | | Imprimer | Facebook |